L’histoire débute en 2004 à Lubumbashi : un garçon de Sainte-Foy, une cité-dortoir de la province de Québec, débarque dans le chef-lieu du Katanga pour y poursuivre ses études universitaires. L’expérience « le traverse » : le Congo devient un lieu de libation où il fabrique son sens. Le jeune homme, également batteur de jazz, devient expérimentateur sonore et danseur heureux. David Nadeau Bernatchez découvre un pays qu’il fréquentera de façon ininterrompue à partir de cet instant. Abreuvé aux musiques populaires, religieuses, spirituelles de l’ancienne colonie belge, le jeune étudiant développe une passion qui le mènera à filmer de nombreuses fois dans les rues de Kinshasa, jusqu’à développer ce projet documentaire (débuté en 2015) portant sur la rumba, qu’il imagine à plusieurs têtes – la sienne, et celle de deux photographes congolais. « La proposition de départ avec Sammy et Kiripi était de faire un film ensemble sur la génération actuelle de musiciens de Kinshasa », explique le réalisateur québécois en verve lors de notre entretien.
Terre de rumba
Kiripi Katembo Siku était un réalisateur et photographe originaire de Goma dont le travail reflétait à merveille le quotidien des Kinois : il est décédé subitement d’une malaria cérébrale alors qu’il venait tout juste de célébrer ses 36 ans. Sammy Baloji est quant à lui connu pour son travail photographique, qui mélange le présent et le passé dans une franche volonté d’en découdre avec l’héritage colonial. Rumba Rules est la mise en récit de ces trois visions de Kinshasa : l’intime, l’interaction des relations humaines et de la ville, et le beat brut de la rumba : rythme cher au batteur de jazz de St-Foy.
Rumba Rules, Nouvelles Généalogies est une incursion dans le quotidien du groupe de Brigade Sarbati dans un style direct et sans esthétisation à l’excès. La caméra tangue au fil du récit, entre les moments en studio, les répétitions et l’adversité que traversent les divers protagonistes dans cette ville-épreuve, cette ville-serpent qui semble parfois se replier sur eux. Kinshasa est une cité où la vie est brûlante, ardente, rythmée par la mort, l’Église et les corps qui s’entrechoquent. La rumba est reine, et rythme tous les rites de passage de la vie humaine, elle fait partie du tissu social, elle y est inextricablement liée.
« La rumba est un son ambiant qui fait partie de mon quotidien. C’est en 2010 que je me suis installé à Bruxelles, le reste du temps j’ai grandi et vécu à Lubumbashi », nous explique le photographe Sammy Baloji. « J’ai grandi avec ce son dans les taxis-bus, dans les bars, dans les boîtes de nuit et à la télévision. Je pense que cela a été beaucoup plus significatif pour moi pendant toute cette période de Wenge (NDLR Wenge Musica, groupe actif entre 1981 et 1997) et cela a été impressionnant et important pour notre génération, car ce sont des musiciens dont on se sentait beaucoup plus proches que Luambo (NDLR Franco Luambo Makiadi, grand manitou de la rumba congolaise, 1938-1989) qui représentait plus la génération de nos parents. »
Brigade vs Kinshasa
Le film démontre très bien comment Brigade Sarbati construit sa légende. Il se nomme « l’Hercule » et « la force qui écrase ». Tout est dit, c’est le leader et l’homme qui semble avoir tous les droits sur l’ensemble de sa troupe. Le documentaire décrit bien ceci : dans la rumba, le chanteur demeure le président. Brigade est issu de l’orchestre musical Wenge Musica Maison Mère, il en était l’animateur, celui qui dédicace et flatte les alliés et les supporteurs de l’orchestre.
« Ce qu’on appelle à Kinshasa les génériques, c’était à la base du travail », nous explique David Nadeau Bernatchez. « Ces chansons-là très syncopées, très rythmées avec en même temps beaucoup d’allusions et beaucoup de name dropping (mabanga, en lingala – ndlr). Je trouvais qu’il y avait là une image très forte, et que leur démarche était super contemporaine. Il y a beaucoup de citations musicales de la rumba congolaise et beaucoup de citations de noms de la diaspora : des noms de commerce, des endroits et des gens, mais aussi des danses qui ont traversé son histoire. C’est de la musique populaire, mais en même temps c’est très contemporain. »
Dans ce documentaire, la musique, on le comprend très bien, est la clef de lecture de la société kinoise. L’orchestre de Brigade est l’illustration de la façon dont les relations humaines se déclinent, de la façon dont les liens se font et se défont. Rumba Rules réussit bien à nous faire comprendre l’économie des orchestres de rumba de Kinshasa : nous sommes témoins des tensions, des espoirs et désespoirs des membres de l’orchestre, au plus près. Le film nous permet d’accéder à un monde très hiérarchisé avec ses codes établis.
« Il y a un sens dans le chaos apparent de cette musique », poursuit Baloji. « Pour David et moi, dès le départ de notre travail sur place, on voulait imbriquer les deux ; une lecture de la ville et montrer que la musique vient de la ville et que la musique nourrit la ville autant que la ville nourrit la musique. Au final, la musique pourrait à elle seule faire un portrait complet de la ville. »
Lumumba et Xena la guerrière
Rumba Rules raconte l’orchestre de Brigade Sarbati en se concentrant sur deux personnages : l’animateur Lumumba et la danseuse Xena la guerrière. « Ce qui a aidé beaucoup c’est que Kiripi a eu une relation privilégiée avec ces deux musiciens (…) », poursuit David Nadeau. « Avec Xena, le hasard a bien fait les choses, car nous l’avons rencontrée après un tournage à Bandal (un quartier de Kinshasa) autour d’une bière. Et c’était la première fois qu’on pouvait avoir une relation avec l’un des instrumentistes de l’orchestre sans toutes les pressions qui entourent la musique et les exigences sociales. À ce moment-là, elle s’est vraiment livrée. »
L’incursion dans le quotidien de ces deux musiciens nous permet de saisir de quoi sont faites l’intimité et la vie de ceux qui composent l’orchestre de Brigade. Leurs paroles évoquent leurs ambitions et le pourquoi de leur implication dans l’orchestre. Lumumba nous révèle ses aspirations, ses rancoeurs, ses déceptions et son amour profond pour la tradition de la rumba (la scène finale est à ce propos éloquente). Xena évoque quant à elle son parcours de danseuse et l’envie de demeurer avec l’orchestre malgré la possibilité d’y perdre sa place avec l’âge qui avance et l’éventualité qu’une danseuse plus jeune lui ravisse son poste. L’orchestre occupe une place centrale dans son existence, il crée du sens. La danse est son espace de liberté.
Mais Rumba Rules n’est pas un film sur la musique, mais un film avec la musique. Il suit la trajectoire d’une ville à travers les yeux d’un orchestre à une époque donnée, sans user de d’une narration linéaire incarnée par une voix. Au lieu de cela le film use de sous-titres, on assiste alors émerveillé à toute la subtilité, le style, les métaphores et l’humour du lingala. Ici résident la force, l’impact et la beauté de cet essai-documentaire qui vogue entre l’oeuvre d’art, l’anthropologie et le cinéma direct dans sa plus totale expression. À voir, et écouter !
Rumba Spaces (2018-2020). Installation pour 3 écrans vidéo, 23 min.
Rumba Rules, nouvelles généalogies (2020). Essai documentaire, 112 min.